Pour la 6e étape du projet Wide Open, Léa est partie en Afrique, à la recherche d’écosystèmes positifs pour relever les enjeux futurs du continent.
UN DÉFI URBANISTIQUE SANS PRÉCÉDENT
Il faut dire que les défis y sont de taille : selon les démographes, la population africaine aura doublé entre 2010 et 2050 et le nombre d’urbains triplé. D’ici seulement une trentaine d’années, un humain sur quatre sera donc Africain et le continent abritera les 5 plus grandes villes au monde, d’immenses conurbations s’étendant sur plusieurs pays.
Ce phénomène nous met donc face à un défi urbanistique sans précédent, dont l’issue pourrait bien sceller notre avenir à tous. L’Afrique ne peut se satisfaire d’un urbanisme classique, trop lent pour absorber en si peu de temps une telle densité humaine, trop statique pour créer des villes capables de se transformer au rythme crescendo de nos sociétés, et absurdement dépendant de ressources naturelles bientôt épuisées.
Or, face à ce péril à la fois écologique et migratoire, le continent – dont le rythme d’urbanisation est actuellement le plus élevé au monde (+3,4% par an en moyenne selon ONU Habitat) – ne prend pourtant pas encore le parti d’un urbanisme vert.
C’est dans ce contexte complexe que le Wide Open Project s’est rendu au Togo, à la rencontre de l’architecte et anthropologue Sénamé Koffé Agbodjinou et du projet « Hub Cité » qu’il a créé en 2012 avec l’Africaine d’Architecture. Ce projet fait de Lomé la ville-laboratoire d’un nouveau modèle d’urbanisme participatif, alliant vernaculaire, acupuncture urbaine et culture hacker.
NON À LA SMART CITY, OUI À LA HUB CITÉ
Lorsqu’il mentionne le concept de « smart city » ou « ville intelligente », augmentée par les technologies, Sénamé Koffé Agbodjinou n’a pas sa langue dans sa poche. Il n’hésite pas à en parler comme d’un concept à dépasser, une invention d’IBM (et d’autres grands groupes des télécoms) pour vendre partout leurs technologies, quitte à individualiser les citoyens et détruire la nature.
Or, tout le monde n’est pas de son avis et la majorité des décisionnaires africains cherchent au contraire à bâtir des hubs technologiques calqués sur les villes occidentales. Ils vont souvent même jusqu’à rivaliser sur la hauteur de leurs gratte-ciels de verre et de béton armé, espérant ainsi attirer investisseurs et grands groupes multinationaux, à l’image de Lagos au Nigeria, aujourd’hui surnommée « la New York de l’Afrique ».
En tant qu’architecte, Sénamé Koffé Agbodjinou est un défenseur des constructions vernaculaires. Autrement dit, il prône le fait de construire selon les dynamiques, les matériaux, les traditions, voire avec la complicité des populations locales, en contradiction complète avec le système internationaliste, qui lui ne s’inscrit dans aucun contexte.
En 2011, alors qu’il vit en Europe, il découvre les premiers espaces FabLab et la culture hacker. Le déclic est fort : il y voit le potentiel de faire du vernaculaire, non plus seulement à l’échelle de la bâtisse ou du village, mais à celle de la ville entière.
Il décide alors de se lancer dans une expérimentation audacieuse : faire de sa ville natale – Lomé – un laboratoire grandeur nature d’une nouvelle approche de la ville, une utopie qu’il appellerait « hub cité » et qui serait vernaculaire en ce que tout le monde participerait à la bâtir, grâce à un maillage de tiers-lieux technologiques, ralliant des communautés dédiées au développement de projets urbains de proximité.
UN MAILLAGE DE LIEUX POUR LES SMART CITIZEN
En 2012, Sénamé crée le premier lieu de son programme urbain : le Woelab 0, encore aujourd’hui le plus grand tech-hub de la sous-région avec ses 600 m² de « démocratie technologique » visant à rendre égal tout le monde face à la révolution digitale.
Cet espace a été pensé par l’anthropologue comme une version 2.0 des enclos d’initiation. Des rituels communautaires y reconstruisent la cohésion disparue des grandes villes. Ce FabLab a la caractéristique unique d’accueillir absolument tout le monde, peu importe son âge ou ses qualifications : on peut s’y former gratuitement aux nouvelles technologies et être accompagné sur la création de projets.
Les jeunes pousses devenues Smart Citizen montent ensemble des start-ups destinées à résoudre des enjeux urbains locaux. Urbanattic développe par exemple des potagers urbains tandis que Scope s’attaque au problème majeur des déchets plastiques. In fine, la fabrique urbaine se démocratise : chacun peut participer à construire la réalité du quartier et plus largement de Lomé.
Afin de déconstruire à la racine les réflexes capitalistes et ancrer la culture du collectif et du collaboratif, la propriété des start-ups créées dans les Woelabs reste commune à l’ensemble de la communauté. La rémunération est établie en fonction du niveau d’investissement personnel sur le projet et tout profit généré directement redistribué dans les projets, évitant ainsi tout réflexe d’accaparement ou d’accumulation, qui individualise chaque jour davantage les urbains togolais.
Par une approche dite d’acupuncture urbaine, consistant comme dirait Sénamé à « effectuer de petites injections à certains endroits spécifiques du grand corps malade de la ville », le programme urbain Hub Cité consiste à mailler la ville d’un certain nombre de Woelabs, qui impacteront chacun leur territoire local sur un rayon alentour d’environ deux kilomètres.
Observer la ville, y identifier des réserves, des lieux inoccupés ayant du potentiel et y créer des poumons numériques. Le principe est simple et se réplique déjà : un deuxième lieu, Woelab Prime, a déjà ouvert l’année dernière.
À terme, une plateforme pourrait renforcer ce maillage sur la ville, par un système de points attribués selon son investissement personnel pour la cité, créant ainsi un nouveau système d’échange à part entière, cette fois-ci non-monétaire. Le potentiel est massif : si une centaine de Woelabs se développaient progressivement sur la ville, quelque 1000 start-ups seraient créées, toutes susceptibles de démultiplier le PIB de Lomé. Nous en sommes encore loin, mais l’impact est déjà là.
LA FORCE D’UNE UTOPIE
L’expérimentation Hub Cité n’a jusqu’à maintenant reçu aucune subvention. Pourtant, six ans après la création du premier Woelab, l’utopie est toujours vivante et son impact très tangible.
Si les start-ups développées ont changé positivement leur quartier, le Woelab, parmi les tout premiers FabLabs au monde, a également inspiré la création d’une bonne partie des labs créés dans la région depuis. Pour dire, quatre jeunes sur cinq de la scène tech togolaise sont passés par le Woelab, devenue une véritable institution.
La prochaine étape pour ce projet visionnaire est la création d’un troisième lieu : cette fois-ci une école pour étudiants en fin d’études de design et d’architecture, afin d’initier un chantier-école permanent, reliant théorie et pratique expérimentale.
Alors que le nombre d’architectes enregistrés en Afrique est dramatiquement bas, il est effectivement urgent d’y former des architectes capables de penser leurs villes autrement et prêts à accélérer cette révolution de la fabrique urbaine.
Cet article est publié sur Hub Smart City